lundi 7 janvier 2008

Café de Flore, 24 octobre 2000

Café de Flore, 24 octobre 2000
Julien Gracq et la géographie
Ce mardi 24 octobre, à l’initiative de Gilles Fumey, le Flore accueillait un café géographique déguisé en café littéraire, ou un café de littérature essentiellement géographique. C’est selon. On venait célébrer le nonagénaire Julien Gracq, pseudonyme du naguère géographe Louis Poirier ; et l’on s’est employé à montrer que l’auteur était resté géographe dans ses écrits littéraires.


Deux Gracqistes célèbres étaient conviés pour cette démonstration : Erik Orsenna a emprunté son pseudonyme à la première phrase du Rivage des Syrtes ; publier son premier roman sous son propre nom la même année que sa soutenance de thèse d’économie (1973) ne paraissait pas très sérieux. Quant à Yves Lacoste, sa découverte de Gracq fut plus tardive (1987), mais à la première lecture, il décela que le Rivage des Syrtes "était un roman géopolitique".

De Louis Poirier à Julien Gracq : Les paysages vus par un géographe

Le Rivage des Syrtes, un ouvrage géopolitique ?

De Gracq, on apprit l’itinéraire : Louis Poirier fut d’abord à la sortie de l’ENS, géomorphologue, écrivant en 1935 un « Essai de géomorphologie de l’Anjou » dans les Annales de Géographie : s’il y décrit le contact entre le massif ancien et le bassin sédimentaire, il y mêle déjà les références historiques. Son premier texte publié (1934) dans la même revue décrivait « Bocage et plaines dans le sud de l’Anjou. » Sa thèse, qui aurait montré le rôle du climat en Union soviétique ne fut jamais achevée : la guerre, le pacte germano-soviétique peut-être (Gracq était communiste) en sont responsables. Le voilà donc professeur de lycée. Son dernier texte de géographie, rappelle J.-L. Tissier, présent dans la salle et qui connaît bien l’ermite de Saint-Florent-le-Vieil, date de 1947 dans la Revue critique, « Sur l’évolution de la géographie humaine » : d’une géographie verticale, liant l’homme à son milieu, on passait à une géographie horizontale, décrivant des relations aplaties qui le firent quitter la géographie, mais Gracq garde une certaine tradition de cette géographie d’avant-hier, très présente dans ses textes littéraires.

Dans l’oeuvre de Gracq, deux évolutions ont été notées par Erik Orsenna : les hommes et leur Histoire s’estompent peu à peu pour ne plus laisser que le décor. Après s’être débarrassé du "bric à brac" surréaliste (Le Château d’Argol, 1938, peu apprécié par nos animateurs), Gracq s’oriente vers la promenade et le regard passionné : de ce décor laissé quasiment vide, il s’attache à décrire à la fois l’éphémère et les structures, l’éternel et le fugace, la couleur d’un instant de la journée et ce qu’il y a derrière les paysages. Il y a une obsession de rendre compte, comme dans le cas de Turner qui peignait deux ou trois aquarelles dans la journée. J.-L. Tissier souligne cette « urgence de la description » : Gracq s’estime être à la fois porteur d’une tradition géographique et littéraire : il fait référence au Vidal de La Blache du Tableau. Chez Vidal, remarque Y. Lacoste, les territoires sont plus grands.

La figure du Gracq qui écrit en promeneur est sans cesse évoquée, avec ses préférences : la ville, univers minéral, est peu appréciée, ou bien il imagine une sorte de ville ou l’herbe repousse (J.-L. Tissier). Pour Erik Orsena, La forme d’une ville qui décrit Nantes est en fait le temps d’une ville. Enfin, cet homme de l’Ouest n’aime guère le sud (Rome est absente) et il a travesti des paysages du Nord ou de l’Ouest dans le décor apparemment méditerranéen du Rivage des Syrtes.

Yves Lacoste, s’est davantage attaché à décrire la dimension géopolitique des ouvrages de Gracq, et en particulier du Rivage des Syrtes. Celui-ci a été édité en 1951, mais mûri depuis l’avant-guerre dans la hantise d’Hitler : on sent venir le danger de l’autre côté de la mer des Syrtes : le premier chapitre décrit une vieille citadelle au bord d’une mer au-delà de laquelle se trouve un empire. Erik Orsenna appelle cela « l’attente de la catastrophe » ; « est-ce que la géographie ne serait-pas une drôle de guerre ? » Ce rôle de Cassandre géopoliticien est encore souligné par Yves Lacoste (s’y reconnaît-il ?) lorsque montrant le sens du mouvement, de l’enjeu et de la stratégie chez Gracq, il évoque la figure d’Hérodote, parti en Egypte car les Perses viennent de s’en emparer et qui rend compte devant l’assemblée des Athéniens : « Le géographe, c’est celui qui peut expliquer ce qui peut se passer. » On ne peut être plus clair.

Compte rendu : Marc Lohez


URL pour citer cet article: http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=66

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