vendredi 18 janvier 2008

Gracq par Alain garric

26 décembre 2007
Gracq

Il était assis tout au bord d’un canapé, le pied de la jambe gauche, passée au-dessus du genou droit, allait s’enrouler autour du mollet. Les mains aux doigts croisés reposaient sur sa cuisse. Il n’aurait pu avoir, dans ses vêtements ternes, une moindre attitude. Il était là et il n’était pas là. « L’homme n’a pas tant d’ouverture à la nouveauté : ou c’est à la sienne, ou c’est à celle des autres, et dans ce cas tant pis pour lui » (Lettrines). Il accepta un projet d’article, d’entretien, de promenade – à préciser – qui n’eut pas de suite. Une semaine plus tard, je reçus une de ses lettres expédiées du 61 rue de Grenelle : « Nous nous étions bien mis d’accord l’autre jour, mais sans doute vous heurtez-vous à des contraintes professionnelles. » Il m’informait de son départ pour une douzaine de jours puis, évoquant le projet, il ajoutait : « Vous savez qu’en cette matière je ne suis pas demandeur ».

Malgré l’ironie, la fierté, la réprobation, la pointe et la courtoisie de son mot, je me heurtais bien à des contraintes professionnelles. Elles se résumaient ainsi : vouloir faire du journalisme à propos, et plus encore avec Julien Gracq n’avait pas de sens. « Il n’y a pas de raison qu’un auteur ait à ajouter à ce qu’il publie » avait-il dit quelques mois plus tôt à Jean Carrière au cours d’un entretien dès lors bien oiseux. On sait l’attitude, ne pas participer à la vie littéraire dont la littérature ne fait plus partie. Ce n’est pas lui qui irait relancer une presse « prompte à s’endormir ». Toutes ses remarques me revenaient. « Il m’est arrivé quelquefois, pendant que j’écrivais un livre, de me reprocher – réflexe d’avarice – d’avoir parlé dans la conversation d’une idée que je venais d’y incorporer, agacé après coup dans mon instinct possessif à l’idée d’une divulgation prématurée » (En lisant en écrivant – « Sans virgule », p.158).

L’idée première avait été une ballade autour de l’opéra Garnier. D’abord pour « le prestige de l’opéra » que, écrivait-il (La forme d’une ville, p.93), « rien n’a pu entamer en moi au cours de ma vie », et parce que ce monument parisien, bâti avec des centaines de roches différentes, est un musée de minéralogie en pleine rue. Marbres rouges des Flandres, jaunes et verts de Sarrancolin, pierre calcaire d’Euville… Louis Poirier, professeur de géographie, avait étudié la croûte terrestre, ou tout au moins la morphologie, les formes du terrain, comme son lecteur le remarque à toute page. Corniches de calcaire jaune du Wisconsin, figures que le granit répète sur le bouclier scandinave, petits lacs ceints d’un anneau de porphyre (Lettrines 2). Qui mieux que lui partageait les connaissances géologiques de Jules Verne – son éveilleur nantais, avant Poe, Stendhal, Wagner et Breton – et du professeur Lindenbrock (Voyage au centre de la Terre) ? Evidemment, j’aurais pu m’en tenir à un entretien avec Louis Poirier, mais amplifier la distanciation entre celui-ci et Julien Gracq portait à de redoutables conséquences ontologiques. Et une étude de terrain retrouvait aussitôt l’écrivain : « Tout livre en effet se nourrit […] surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé » (Préférences, Pourquoi la littérature respire mal).

Que la biographie d’un écrivain soit ses livres, ainsi qu’il le souhaitait, se vérifie pour Gracq à chaque lecture, d’une manière plus personnelle et profonde qu’on ne le croit d’abord. Toutes les notations sur ses années d’enfance et de jeunesse pourraient être réunies en un petit livre qui écornerait l’image du pensionnaire, du collectionneur de prix de fin d’année, son côté petit beurre. Pourquoi le faire s’il ne l’a pas fait ? Des brèches, des regards, laissent voir des passions, des émois. J’imagine que plus d’un lecteur a été surpris par l’aveu inattendu qu’ « une certaine vulgarité hardie dans la provocation chez la femme, un rien de canaillerie dans l’expression du désir » ne l’ont jamais laissé « tout à fait insensible », depuis les journées du carnaval nantais où les ouvrières défilaient en culottes et bas noirs au son du tambourin.

On apprend beaucoup sur son écriture (il faut s’en tenir là) dans les pages où il parle de son père (« il ne m’a pas légué un seul trait de son caractère, ni de son tempérament ») – Lettrines 2, pp.160-167. Lui et son oncle « voyageaient » pour une mercerie en gros, son oncle dans le secteur nord de la Loire, son père au sud. Il partait avec sa jument Volante pour des tournées de plusieurs jours dans un cabriolet chargé de quatre ou cinq cantines noires bourrées, j’imagine, de dentelles, soieries, broderies, galons, parures, rubans, coton à bâtir, extra-fort, de mille riens présentées à la clientèle des hameaux qui m’apparaissent maintenant comme les prémices des fameuses italiques, clous luisants autour desquels ses phrases déroulent leur indépendance. De retour, son père tenait la « chronique itinérante de cinq cantons », il en connaissait tous les chemins, tous les villages dont le jeune Louis entendait chaque matin sa mère « égrener la litanie des noms ». Il était question de lignes de démarcation, de rivalités, de frontières. Il faut lire ces pages puis se reporter à celles sur le langage d’En lisant en écrivant (254-257) : « Ce qui commande chez un écrivain l’efficacité dans l’emploi des mots, ce n’est pas la capacité d’en serrer de plus près le sens, c’est une connaissance presque tactile du tracé de leur clôture, et plus encore de leurs litiges de mitoyenneté. Pour lui, presque tout dans le mot est frontière, et presque rien n’est contenu. » Comment ne pas les relier ?

Son prénom de Julien, bien sûr pris à Stendhal – Le Rouge et le Noir a été « ma grande percée à travers le convenu…» (Lettrine 2) – « ce don qu’il a de communiquer le sentiment d’allégresse et de liberté né du mouvement sans bride » (En lisant en écrivant), le porta, sinon à devenir un improbable (et cependant très mobile) écrivain-voyageur, à renforcer son inclination pour les départs. Inattentif aux visages (aussitôt « l’éponge a passé sur l‘ardoise »), il n’oublia jamais un paysage traversé. Des paysages souvent parcourus par qui possède depuis leur publication la pile de ses livres, marqués de la rose des vents de Corti et de sa devise altière : « Rien de commun ». J’ai retrouvé, dans la Route, roman abandonné (quelques pages en ouverture de la Presqu’île), une aile nacrée de libellule qui m’a donné l’envie, maintenant que je ne suis plus tenu d’enterrer les grands morts le jour même, de prendre quelques heures de plus pour retrouver les traces de mes lectures.

Alain Garric

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