vendredi 4 janvier 2008

Le roi des Mauges....Nouvel OBS ...bravo Jerôme GARCIN

Par Jérôme Garcin
Le roi des Mauges. Hommage à Julien Gracq
PAR JÉRÔME GARCIN
Julien Gracq est mort le 22 décembre à Saint-Florent-le-Vieil. Récit d’une visite, en 2004

C’était il y a trois ans et le siècle, sur ses épaules maigres, paraissait encore si léger ! Il disait qu’on n’imaginait pas combien, en 1914, les maisons étaient noires et sales à Saint-Florent-le-Vieil – «des taudis». Il ajoutait que la Première Guerre mondiale avait été le seul moment où la France avait été vraiment «unie». Il se souvenait du temps où, avant le Front populaire, le droit de grève n’existait pas dans les lycées ; jeune professeur révolté, il avait été sanctionné par Edouard Daladier. Et puis il avait déchiré sa carte de la CGT le jour du pacte germano-soviétique. Il me parlait de son ami et «contemporain capital» André Breton comme s’il l’avait croisé la veille. Il restait curieux de Sunsiaré de Larcône, la jeune et jolie femme dont Roger Nimier s’était épris et qui était morte à ses côtés, dans les tôles froissées de l’Aston Martin. «Elle avait un tout petit talent littéraire, mais un très joli pseudonyme », ajoutait, mutin et mordant, Louis Poirier, dont la vie sentimentale restera, pour moi, un mystère plus profond que la forêt d’Argol.

Derrière ses rideaux de cretonne, le retraité de l’Education nationale, né avec les exploits du dirigeable Clément-Bayard, s’amusait de s’être survécu ; depuis son balcon en Anjou, il observait en plongée l’Histoire de France. J’aimais aller rendre visite, l’hiver, au plus grand arpenteur-­géomètre des lettres françaises. La dernière fois, le 15 décembre 2004, c’était le jour où l’Académie française recevait Valéry Giscard d’Estaing. Tandis qu’on se pressait Quai-de-Conti, je l’interrogeais rue du Grenier-à-Sel : «Il n’y a aucune raison d’être contre l’Académie – il suffit d’être dehors. On peut s’amuser de la parade de la relève à Buckingham Palace sans vouloir pour autant s’engager dans les Horse Guards. Et puis, de vous à moi, leur Dictionnaire ne vaut rien!»



A 94 ans, l’auteur de « la Littérature à l’estomac » n’avait rien perdu de sa liberté grande. L’indifférence aux honneurs et le dégoût de paraître avaient été le secret de sa longévité. Gracq semblait avoir toujours l’âge insolent auquel, pour « le Rivage des Syrtes », il avait rejeté le prix Goncourt et refusé, par crainte d’un malentendu, de figurer dans les collections de poche, préférant être accessible, avec un coupe-papier, qui est l’épée des écuyers de la lecture, dans des ouvrages non massicotés. Sa seule concession à l’immortalité – « la permission de continuer à vieillir une fois mort » – tenait dans deux beaux volumes de la Pléiade. Car le romancier d’« Au château d’Argol » était le seul écrivain vivant à être relié pleine peau souple et doré à l’or fin. D’ailleurs, depuis que ses romans, essais et carnets avaient été rassemblés sur papier bible, il n’avait jamais cru nécessaire de les augmenter. Cela faisait douze années que l’écrivain des Mauges se taisait, baigné dans un silence «douceâtre de prairie d’asphodèles». S’il n’avait plus le désir de publier, craignant «le livre de trop», il me confiait avoir besoin d’écrire un peu chaque jour. «Par hygiène, ajoutait-il, et pour exercer la mémoire des mots.» Sans les essais et les thèses à lui consacrés, jamais il ne se serait retourné sur son passé littéraire. Ni sur l’illusion flaubertienne, longtemps caressée, de voir ses livres tenir si bien à la langue qu’ils auraient été intraduisibles.


L’œuvre de Julien Gracq était hautaine, mais Louis Poirier était humble. La première habitait des châteaux en forêt, le second logeait dans la maison grise de ses parents, une annexe de la mercerie familiale. Elle était devenue trop vaste pour lui. Il n’en chauffait plus que certaines pièces, réduisant, avec le temps, le périmètre de ses souvenirs. Depuis la disparition de sa sœur Suzanne, qui fut sa protectrice, l’opiniâtre célibataire m’avouait joliment : «Je suis réduit à ma plus simple expression.» Dehors, le potager était en friche et des dalles neuves avaient remplacé les parterres de fleurs. Il est donc mort là où il est né. L’œuvre est somptueuse, mais l’homme n’était guère encombrant et jugeait cocasse de rapetisser. C’est que, sur les quais de Saint-Florent, le vieil âge avait rejoint doucement l’enfance heureuse, entre les claies de châtaignier et les battoirs des laveuses, dans un parfum rassurant de vase tiède.

Sauf lorsque nous allions, selon un rituel immuable, déguster des poissons de la Loire et boire du muscadet à l’Hostellerie de la Gabelle, une gouvernante lui préparait son déjeuner pour 11h30. Après quoi, il écoutait Wagner, faisait son courrier, se passionnait pour la politique étrangère, dont il suivait les soubresauts dans les journaux, regardait « Thalassa » à la télévision, et relisait en boucle ses chers auteurs du XIXe. C’était son siècle des Lumières. Jamais, affirmait-il, le roman, la poésie, et même la politique n’y avaient été plus généreux et fertiles. Dans son cœur, Jules Verne, voisin nantais, occupait une place de choix. «C’est mon primitif à moi.» L’auteur de « Vingt Mille Lieues sous les mers » est mort cinq ans avant la naissance de Julien Gracq. Ils étaient presque des contemporains.

Devenu géographe par amour fou des paysages et paysagiste par dévotion littéraire, il ne se lassait pas d’observer par la fenêtre l’île batailleuse plantée de peupliers où, jadis, il « robinsonnait. » Il répétait qu’on ne connaît jamais un lieu familier. «Cette rue du Grenier-à-Sel, voyez-vous, je l’ai redécouverte il y a quelques années, lorsqu’une femme suicidaire accompagnée de ses enfants a jeté sa voiture dans la Loire. J’ai mesuré pour la première fois combien ma rue était en pente et compris pourquoi l’eau, tout en bas, aspirait les désespérés.» Même le fleuve ensablé, à Saint-Florent, était gracquien.

J. G.

Aucun commentaire: