lundi 30 juin 2008

Alain-Michel Boyer, Julien Gracq.

Julien Gracq en son domaine
Guillaume Pajon
Alain-Michel Boyer, Julien Gracq. Paysages et Mémoire. Des Eaux étroites à Un balcon en forêt, Nantes : Éditions Cécile Defaut, 2007, 375 p.

L’ouvrage d’Alain-Michel Boyer est, pour partie, la reprise d’un précédent livre publié par l’auteur sur Julien Gracq1. Augmenté d’une introduction intitulée « Géographie, fiction et poésie » et d’un long chapitre consacré à Un balcon en forêt2, ce livre poursuit une entreprise de lecture subjective et presque intime où l’ombre de la première personne affleure sans cesse à la surface du ton critique, qui laisse ainsi parfois percer l’enthousiasme du lecteur en empathie totale avec son sujet.

Les cinq premiers chapitres sont repris du précédent ouvrage publié par Alain-Michel Boyer et, à part quelques modifications d’ordre stylistique ou quelques menus ajouts, fruits d’un contact toujours entretenu, sans nul doute possible, entre l’auteur et l’œuvre de Julien Gracq, les textes sont les mêmes. De fait, le lecteur pourra parfois s’étonner des quelques « dysfonctionnements » dans la réactualisation de ces textes, puisque ce qui valait en 1989 pour la chronologie de la bibliothèque gracquienne ne vaut plus près de vingt ans après : « C’est la question obsédante que formule Gracq, et qu’il synthétise en quelques lignes, dans son avant-dernier livre (sic), En lisant en écrivant : “Qu’est-ce qui nous parle dans un paysage ?” »3 (p. 12). Cependant, ces quelques larsens bibliographiques n’empêchent aucunement Alain-Michel Boyer de mener la barque de sa lecture avec cohérence et pertinence. C’est donc sur le paysage comme point de départ pour son voyage au pays de Julien Gracq qu’il met d’abord l’accent.

L’introduction montre comment trois types de discours traditionnellement consacrés, respectivement, à la description, à la narration et à l’évocation — « Géographie, fiction et poésie » — irriguent conjointement l’écriture de Julien Gracq pour lui donner sa couleur si particulière. Partant de l’importance accordée par Gracq aux paysages, il montre comment ils sont, en quelque sorte, l’un des moteurs de l’imagination gracquienne : propice au développement d’un récit et au foisonnement des images, jamais décoratifs, toujours signifiants.

Prenant le contre-pied d’une formule de Philippe Le Guillou qui affirme que, dans le cas de Julien Gracq, « le tissu biographique est nul et sans intérêt »4, l’auteur interroge, dans le premier chapitre intitulé « Orsenna des bords de Loire ? »5, la manière dont la mythologie intime de Gracq est venue nourrir les images des fictions : il évoque la mobilisation de 1914, l’Ile Batailleuse, la Loire, etc., et identifie ces souvenirs à des matrices permettant à l’imagination créatrice de se mettre en marche. Cette mise en marche de l’imagination s’organise chez Julien Gracq dans des images de départs, de routes, images d’appareillages aussi qui font écho à un souvenir fondateur qui imprima durablement dans son esprit cette tension contenue dans l’imminence du départ, celui du lancement du paquebot « Île-de-France », aux chantiers de Saint-Nazaire, en 1925, auquel Julien Gracq eut le plaisir émerveillé d’assister, en compagnie de son père. Toutes ces images du départ, du voyage, de la mise en route, qui constituent aussi une expérience surréaliste, Alain-Michel Boyer les développe dans le deuxième chapitre de son ouvrage qui doit justement son titre à André Breton : « Le Lâchez tout »6, expression martelée comme une « invitation au voyage » par le chef de file du surréalisme dans les Pas perdus.

Les trois chapitres suivants sont centrés autour de trois espaces géographiques importants dans la vie de Julien Gracq : « l’Evre, qui prend sa source dans les Mauges, au nord de Cholet » (p. 115) — les promenades effectuées en barque par l’auteur sur ces eaux initiatiques et rêveuses donnèrent naissance à l’ouvrage intitulé les Eaux Etroites7 — dans le chapitre III intitulé « Des eaux étroites »8 ; Nantes, ville de l’école et de la flânerie, qui fit l’objet de l’ouvrage la Forme d’une ville9, dans le chapitre IV, du même nom10 ; enfin la presqu’île de Guérande, qui est le théâtre de la nouvelle intitulée justement « La Presqu’île », dans le recueil éponyme, et les paysages qui y sont associés dans son voisinage géographique, ceux de la Bretagne, ceux de l’Océan, dans le chapitre V intitulé « Presqu’îles et avant-postes de la terre »11. Si ces trois chapitres s’organisent autour de « zones » géographiques distinctes qui donnèrent naissance à différents ouvrages, Alain-Michel Boyer ne les traite cependant pas en partage, dans un cloisonnement de l’imaginaire gracquien ; il montre au contraire comment les différents dramaturgies qui s’attachent à des paysages si variés (l’intimité d’une rivière, le grouillement labyrinthique d’une ville, le lointain de l’océan) fondent la permanence de l’imaginaire au fil de tous ces ouvrages. C’est la raison pour laquelle, dans ces trois chapitres a priori cloisonnants, il fait sans cesse référence aux autres livres de Julien Gracq (Au Château d’Argol, Un beau ténébreux, le Roi Pêcheur, Liberté grande, etc.) et voyage ainsi dans les terres d’élection de sa mémoire.

Dans le chapitre 6, consacré à Un Balcon en forêt, l’auteur part d’un questionnement rhétorique, donc d’un postulat qui est prise de position, en se demandant : « Un Balcon en forêt est-il le chef-d’œuvre romanesque de Julien Gracq ? » (p. 241). A cette question, il répond tout de suite : « J’en suis de plus en plus persuadé, si on le compare à son pair, le Rivage des Syrtes, dressé dans sa beauté marmoréenne […] » (id.). La subjectivité du jugement littéraire mise en œuvre dans tout le livre se montre ici clairement, et le lecteur, alors, de considérer ce jugement à l’aune de sa propre subjectivité. Il s’agit ici de préférence, terme gracquien s’il en est, et le lecteur pourra ne pas goûter l’éloge de ce récit, pourtant juste et justifié, qui s’accompagne d’une dépréciation relative du Rivage des Syrtes.

Alain-Michel Boyer effectue dans les domaines de Julien Gracq un voyage en liberté — ce dont témoigne le sous-titre, « Des Eaux étroites à Un Balcon en forêt », qui ne respecte pas la chronologie de l’œuvre — et semble, en organisant son propre parcours, remonter la chronologie comme on remonte le cours d’une rivière12. Dans cet ouvrage, qui est donc le témoignage d’une expérience de lecture en liberté, mais qui n’oublie jamais cependant d’opérer un dialogue permanent avec son objet — de multiples citations, notes et observations minutieuses prolongent richement ce témoignage personnel — l’auteur montre donc les liens fondamentaux qui unissent la mémoire des lieux et des images à l’organisation d’une sensibilité dans l’écriture. Et parce qu’il se refuse souvent à s’aventurer dans une approche trop techniciste des textes, l’écrivain Alain-Michel Boyer n’effiloche jamais l’écheveau des sortilèges et des images patiemment tissé par l’auteur. Au contraire, il semble le prolonger et nous inviter à faire le voyage au pays des merveilles de Julien Gracq : « Un livre de Julien Gracq, c’est d’abord une odeur de varech ou de silex éclaté, des hautes herbes agitées par le vent, la fraîcheur iodée des grèves à marée basse, la respiration tranquille, le soir, des rivières et arbres. » (Conclusion, p. 361) Après cette visite guidée, aux lecteur maintenant à effectuer le voyage dans ce monde avec l’euphorie du « Lâchez tout ».
par Guillaume Pajon
Publié sur Acta le 29 juin 2008
Notes :
1 Boyer (Alain-Michel), Julien Gracq, Bretagne et Loire, Aix-en-Provence : Edisud, 1989 (épuisé). Notons ici, mais il s’agit là sans doute de contraintes éditoriales, que le riche matériau photographique accompagnant cette édition (photographies de très nombreux paysages justement) a entièrement disparu. Le riche dialogue instauré entre le texte et les images constitue indéniablement une perte pour le lecteur qui pouvait alors véritablement voir les terres de l’imagination gracquienne.
2 Julien Gracq, Un Balcon en forêt, Paris : José Corti, 1958.
3 Le texte occulte donc le dernier ouvrage de Julien Gracq, Carnets du grand chemin publié chez Corti en 1992 — si l’on met à part les Entretiens publiés en 2002, et qui sont la réunion de plusieurs entretiens déjà anciens.
4 Philippe Le Guillou, Julien Gracq, Fragments d’un visage scriptural, Paris : La Table Ronde, 1991, p. 33.
5 Précédemment intitulé « Une terrasse devant la Loire ».
6 Précédemment intitulé « Ferveur des départs ».
7 Julien Gracq, Les Eaux étroites, Paris : José Corti, 1976.
8 Précédemment intitulé « La rivière la mémoire ».
9 Julien Gracq, La Forme d’une ville, Paris : José Corti, 1985.
10 Précédemment intitulé « L’entrée aux splendides villes ».
11 Précédemment intitulé « Les campagnes pélagiques ».
12 Il s’agit ici d’une prise de liberté avec le caractère évolutif de l’écriture gracquienne, qui aurait peut-être intrigué Julien Gracq puisqu’il déclarait à Jean Carrière en 1986 : « Si je range mes ouvrages sur une étagère, je suis mal à l’aise s’ils ne le sont pas dans l’ordre chronologique. » (Julien Gracq, « Entretien avec Jean Carrière », Entretiens, dans Julien Gracq, Œuvres complètes, vol. 2, Paris : Gallimard « Bibliothèque de La Pléiade », 1995, p. 1259).

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Pour citer cet article : Guillaume Pajon , "Julien Gracq en son domaine", Acta Fabula, Notes de lecture, URL : http://www.fabula.org/revue/document4368.php

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