mardi 7 octobre 2008

Gracq était toujours là, comme une déclaration de joie sévère : pensez que du haut de ce rayon, la littérature française vous contemple !

Jean Rome était ce libraire de la rue des Gras à Clermont-Ferrand, qui expliquait aux touristes que la cathédrale, située à tomber sur sa porte, est noire non pas par oubli, mais parce qu’elle est en pierre de Volvic.
Dans les quelques mètres carrés de Jean, on entendait les livres se plaindre qu’ils ne fussent pas assez lus. On trouvait Jean le plus souvent assis, écoutant France Culture, caché derrière les piles des nouveautés, griffonnant au crayon noir un cahier bombé de notes.
Un désir de vous dire combien on pouvait se sentir bien dans son faux désordre me pique. En entrant, on levait l’oeil vers la gauche. Gracq était toujours là, comme une déclaration de joie sévère : pensez que du haut de ce rayon, la littérature française vous contemple ! Les oeuvres de Michon et de Bergounioux se tenaient dans son dos. Durant leur période clermontoise, Michel Foucault et Michel Serres fréquentaient l’endroit. Jean restera aussi le libraire de Ma Nuit chez Maud. Certes, le plan dure une seconde, mais un plan d’une seconde quand il est d’Éric Rohmer*…
Avec Jean comme avec B***l, nous parlions souvent et longtemps. Avec Jean, c’était sous les ampoules pâles, à l’heure où la rue des Gras en pente avait déjà fermé ses boutiques. Hommes du soir.
Jean s’interrogeait sur la jouissance de mes mouvements vers la Catalogne. Il m’interrogeait tellement sur mon entre-deux que je me demandais s’il lui paraissait étrange ou exotique. Lui ne s’éloignait pas de son biotope d’herbe, de vent et de chemins, l’Auvergne plus le Massif central. Toutes ces années, il semblait accepter que les livres se vendent moins, mais j’en doutais.
. Jean ne me tendra pas ma commande récente et je ne répondrai pas à son insistance, la dernière fois que nous nous sommes vus, à déjeuner.

* Extrait de Ma Nuit chez Maud dans Six Contes moraux (Éric Rohmer, coll. Ramsay poche cinéma, L’Herne, Paris, 1974) : « Un jour, dans une librairie où je cherchais des ouvrages sur le calcul des probabilités, j’ai jeté un coup d’oeil sur le rayon des livres de poche et j’ai acheté les Pensées de Pascal. (…) »
La maison natale de Pascal, aujourd’hui détruite, occupait un emplacement contigu au bâtiment où se trouve la librairie de Jean, créée en 1962, à la place de la boutique de dentelles de la mère de Jean. J’aime penser au triangle Rohmer, Rome, Pascal…

Extraits du blog "Trottoirs de Barcelone"

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